HUMBOLDT (W. von)

HUMBOLDT (W. von)
HUMBOLDT (W. von)

HUMBOLDT WILHELM VON (1767-1835)

Une biographie «explicite» permet de repérer l’appartenance effective de Humboldt à une période chargée d’événements qui ont remodelé la configuration politique et théorique de l’Europe. D’abord témoin passionné mais discret des renouvellements culturels de son temps (lisant Kant et correspondant avec Schiller et Goethe), il intervient directement dans la trame politique du début du XIXe siècle en participant à la reconstruction de la Prusse (fondation théorique et pratique de l’université de Berlin) et à l’intense activité diplomatique provoquée par la disparition de Napoléon.

Finalement, il s’agit là d’aspects discontinus et peu pertinents d’une histoire personnelle qui nourrit, en marge des courants avoués, une préoccupation tenace et exclusive dont la dénomination ne saurait être énoncée en clair sans schématisation forcée. La grande affaire de Humboldt, c’est l’immense labeur consacré au langage, moins remarquable par l’ampleur du domaine (toutes les langues de la planète et de l’histoire recensées ou reconnues de son temps) que par la rigueur du projet: construire une théorie générale du langage en tant que foyer des opérations incessamment réitérées par quoi l’espèce humaine s’engendre comme humanité. Projet inouï en son temps (et sans doute encore aujourd’hui, surtout depuis l’émergence de la linguistique proprement dite). Retiré de toute autre affaire que de celle-là, Humboldt, pendant les quinze dernières années de sa vie, multiplie, réécrit les esquisses qui culminent dans le grand manuscrit inachevé au titre définitivement provisoire de: Sur la différence de construction du langage dans l’humanité et l’influence qu’elle exerce sur le développement de l’espèce humaine (Über die Verschiedenheit des menschlichen Sprachbaues und ihren Einfluss auf die geistige Entwicklung des Menschengeschlechts , 1re éd. 1836).

Texte inachevé donc et plus encore régi par un ordre peu évident, ce qu’on traduit d’ordinaire par l’aveu trop satisfait d’avoir affaire à une «pensée difficile». Pour essayer malgré tout de la déchiffrer, on partira de ses prémisses lointaines inscrites dans la Critique du jugement de Kant où il s’agit de mettre en œuvre le champ autonome fécondé par l’interaction dynamique du sensible et de l’intelligible. C’est, chez Humboldt, le problème du «caractère», résultante de l’étroite relation de l’idéal et de l’individuel, à l’œuvre dans l’art et dans l’histoire. Il y a là un modèle disponible dont doute la force latente va s’investir, à partir de 1800, dans la langue : «Le langage n’opère pas seulement à la manière d’un tableau par la corrélation des parties concomitantes, mais [...] à la manière d’une musique dans laquelle les timbres passés et en attente interviennent déjà dans le timbre présent par les renforcements et les effets qu’ils lui confèrent.»

Le travail des trente-cinq années suivantes va consister à rendre intelligible cette symphonie du langage qui nous institue incessamment. De là sans doute les tensions d’une écriture attentive à se plier aux harmoniques qui la sollicitent et qu’on dénaturera en la réduisant à une suite de thèses.

Le principe d’immanence . Le langage n’est pas composé d’éléments prédonnés ni décidé par une intention prédéterminante. Il est donc sans origine ni fin externes. De là, l’obligation faite au «linguiste» de se rendre réceptif à ses inflexions en refusant de lui plaquer un code de notions préétablies.

L’opérationnalité . Tout dans la langue est forme, et forme de forme, par réitération continuée. D’où la notion de «forme interne» qui ne fait qu’en expliciter l’idée. D’où surtout le caractère dynamique des interactions qui ne cessent de se provoquer mutuellement, faisant de la langue une construction (Bau ) continuée.

Le principe de totalité . Entretenant en elle la raison de son être, la langue n’est pas partie du monde; elle se fait son monde qui, toujours singulier, tend à se dépasser en direction d’autres mondes (les autres langues) et d’un horizon commun à tous («le» monde). La langue est ainsi parcourue de part en part par un procès de symbolisation qui la fait valoir pour autre chose qu’elle-même, sans cesser d’être condition et assignation de cette «chose».

L’historicité . Œuvre en cours, la langue ne cesse de se défaire et de reprendre, par une suite de ruptures et d’émergences qui maintiennent une effervescence génératrice d’histoire, c’est-à-dire d’absences et de présences alternées sans domination despotique d’un principe intemporel. Elle est toujours à venir.

En résumé, on a affaire à une entreprise consistant à délester le langage de sa substance assignée (instrument monté par Dieu ou produit par l’entendement humain) pour le renvoyer à la multiplicité de variations réitérées; mais c’est, du même coup, pour la promettre à une mobilité et à une puissance qui en font l’équivalent d’un monde. Le langage est dès lors reconnu comme foyer de variations concertantes, à la fois indépassables et non suffisantes. «Le langage combine de façon si étonnante la convergence universelle et la spécialisation individuelle, qu’il est aussi juste de parler d’une seule langue propre à l’espèce humaine que d’une langue particulière propre à chaque individu.» La tâche du «linguiste» consiste à maintenir ouvert cet espace de jeu.

S’agit-il alors de «linguistique»? Assurément non, dans la mesure où celle-ci n’a pu se constituer qu’en opérant des délimitations dont par la suite elle s’inquiète. Mais il ne s’agit pas non plus de «philosophie du langage», discours souverain sur une réalité clairement reconnaissable. Entre les deux (ou mieux, au-delà d’elles), l’œuvre de Humboldt témoigne à sa manière (peu entendue jusqu’ici) de l’invention d’un discours théorique rebelle autant à la suffisance métaphysique qu’aux réductions de la science.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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